#10 - Maman
Esquisser un pas de deux loin des tranchées du passé. Une porte entrouverte pour se reconnaitre.
Les mots qui dorment, engourdis par l’action. Ils affleurent quand tout retombe, soufflé solitaire.
La tension de l’attente et le plaisir du voyage. S’oublier dans les jours et les temples, engouffrer l’asphalte sous la langue, dégouliner d’eau et de sel, essayer en vain d’ouvrir sa poitrine et laisser couler la vulnérabilité et sa vérité, mais les murs sont hauts et la roche épaisse.
Au moins retenir ses éclats d’impatience, initier le velours dans la voix à la place des épines, offrir une main pour que tu t’en saisisses. Partager nos souffles côte à côte dans la nuit, corps au repos. Ecouter et comprendre les codes qui sont inscrits dans mes os, dans le cliquetis de ma mémoire, dans l’ombre de mes rêves. Aller plus loin, dépasser ce qui nous rassemble pour le transformer. Le lien du cœur auquel le manque et la douceur s’enchainent.
Le souvenir des cris et des disputes, de la tension sourde, du désir de liberté face au carcan maternel. La nostalgie des heures où tout était simple. L’odeur des livres qu’on allait chercher deux fois par semaine à la bibliothèque, puis les après-midis passées au fond du canapé à dévorer les pages. Tu m’as transmis la nécessité des mots et le désir d’autres histoires. Je me souviens de tes plaidoyers à fleur de peau pour un humanisme empathique face à des publics réfractaires, qui étaient pourtant ceux qui côtoyaient les bancs de l’église. Apprendre les fractions en découpant des kinder, les karaoke devant l’ordinateur familial sur Queen, les balades en montagne, la gourmandise qui nous réunissait autour de tartines beurre-nutella (oui oui).
Ton côté fantasque et enfantin respire par intermittence, et on danse dans le salon au son de Bohemian Rhapsody, tu attends la sortie du dernier Harry Potter avec autant d’impatience que moi et ta capacité à l’émerveillement me fait sentir âgée. J’ai parfois l’impression de deviner quelqu’un d’autre que toi derrière ton visage. L’étranger qui nous habite et nous révèle souvent davantage que les masques de responsabilité que l’on s’oblige à porter. Ta sensibilité me rend dure, car elle m’émeut. Je me sens vulnérable face à elle et je me drape alors dans ces saillies qui ont pu être cruelles. Je bats l’émotion par une indifférence souvent artificielle. Ce n’est que maintenant que j’esquisse une nouvelle approche, dépassant ce qui me hérisse. Apprendre à déposer les armes, bâtir l’armistice.
Je sentais les émotions contenues qui souvent explosaient dans le salon ou le jardin, le poids du quotidien se traduisant dans tes torticolis, la solitude lorsque affleurait le soir et qu’il n’était pas là. Voguant entre les lumières de New York et Tokyo, il rentrait les bras chargés de cadeaux en nous contant 1001 aventures et on aurait voulu que ce soit lui qui mène le quotidien, disant oui à tout et ne vérifiant pas nos devoirs. Une fois partie pour l’université, j’ai appris à relire notre histoire avec un nouveau regard, et le féminisme que je découvrais a nourri ce détricotage. Je me suis rendu compte de l’amertume que j’aurais ressenti à ta place d’avoir le mauvais rôle face à l’absent qui pour une fois n’a jamais tort. Du poids des carcans et des schémas qu’il est facile de dénoncer, plus dur à éliminer.
Mais à trop tenir la bride je n’aspirais qu’à m’échapper, et nos relations n’ont pas été aisées à mesure que les années me transformaient. Tu étais la figure que j’aimais et haïssais, caricature bicéphale à abattre pour m’émanciper. Tes règles que je trouvais iniques régissaient ma vie et je t’en voulais. Tourbillon de désirs et de rêves, je ne devais pas être non plus facile à gérer. La communication non-violente n’était pas encore à la mode, et les passions furent grandes. La solution fut le départ tant attendu, un envol loin de toi pour ne plus échanger à couteaux tirés. La distance atténue, le temps apaise et notre relation a évolué. Mais nous étions toujours inscrites dans cette posture d’autorité. Je te cachais ce que tu aurais réprouvé, et ma posture d’enfant resurgissait régulièrement.
Sous le soleil du Yucatan, il n’y a plus d’aspérités. Lorsque l’astre fumant atteint son zénith, les formes s’aplanissent et l’atmosphère se teinte d’un voile frémissant. On est à l’abri de la brûlure de l’air dans notre voiture transformée en frigo pour quelques heures. Alors que mon regard fixe la route, encadrée par les broussailles et des arbres chétifs, une nouvelle voie se dessine. Au rythme des étapes, de Bacalar à Chichen Itza, de Coba à Celestun, on tisse aussi la nôtre.
Alors que je termine la première partie de ma vingtaine, je me sens entière, déterminée, et ce voyage de 6 mois en a été l’apogée. Je me rapproche de l’âge où toi aussi tu es devenue adulte. L’âge où tu as fait des choix qui t’ont conduit à parcourir de nouveau le sud du Mexique avec ta fille en ce mois d’avril, sur les traces de la jeune femme de 25 ans que tu as été. On l’a aperçu entre les ruines de Tulum, à la jonction de la pierre centenaire et de la mer.
C’est étrange de s’adresser à toi en tant qu’adulte. De dépasser ce que j’ai tu, d’abroger ton regard tout en lui laissant l’espace d’exister, de te regarder avec égalité. De prononcer le mot merci en mettant sa pudeur de côté, au moins à l’écrit. Je suis fière que tu sois ma mère.
Bon anniversaire !